Politique et création : Qu'apporte une recherche psychanalytique ?

  • Matinée d’étude du 25 mai 2019

     

    En ouverture de cette matinée, Delia Steinmann nous présente chaque invité en soulignant un trait de leur travail : chez Philippe Bouret, c’est le mot juste qui émerge entre lui et l’autre et fait événement ; chez Louise L. Lambrichs, une veille et une vigilance qui soutiennent sa tentative sans cesse décidée de clarification politique ; et chez Marie-Philippe Deloche, le souci d’un lieu où une nouvelle société s’invente en écrivant et en publiant. 

    N’en va-t-il pas ainsi de tout chercheur en psychanalyse, pour peu qu’il se fonde à chaque fois sur le singulier, consente à la valeur de vérité du mensonge, et à un « sujet supposé apprendre ». Passage nécessaire par une destitution subjective qui traite un état d’hypnose initial, lorsque l’objet et l’Idéal sont confondus. S’ouvre alors la possibilité d’un choix, celui d’une nouvelle forme de liberté dans l’énonciation. Allégé du poids du Sur-Moi inaugural, vient insister en lui une curiosité qui le libère de la position d’otage des confidences de l’autre, et s’opère un nouveau passage, celui de la supposition à la production de savoir ; passage où s’affirme la dignité du cas.

     

    Avec son « lartistekissé » qu’il propose d’emblée de faire tourner en boucle et de faire résonner selon diverses coupures, Philippe Bouret déploie quelques éléments de l’enseignement que ses entretiens avec des artistes ont permis. Si « l’essence de la production artistique est psychanalytiquement inaccessible » (Lacan), il s’agit de rencontrer l’artiste vivant parlant, celui qui a « atteint des lieux où le psychanalyste n’ira pas » et pour cette raison demeure « parmi les hommes du vulgaire ». C’est pourquoi, s’il lit beaucoup pour s’y préparer, le moment de la rencontre avec l’artiste le voit tout oublier, et de cette disponibilité surgit du jusque-là inouï, du « jamais dit comme ça », lorsqu’il décide de saisir ou de souligner un point qui fait ouverture insue dans le discours de l’autre, ouverture à quelque chose d’autre non encore advenu, et qui, s’il advient, fait création. 

    Il en va donc de l’exercice d’une liberté nouvelle, d'abord par rapport aux textes de référence : il s'agit de ne « croire sur parole Freud et Lacan » (et d'autres) mais de passer ce qu’ils ont dit, leurs écrits, « au tamis de l'expérience ». Mais aussi par rapport aux lectures et interprétations socialement convenues de ce que disent ou font les artistes, les exégèses de leurs œuvres. Il s’agit d’un abord conséquent de la cure, en faisant usage, hors du cabinet de psychanalyse, de ce qui peut s'y apprendre et s'y cultiver : une attention particulière à la dimension poétique de chaque langue singulière. Alors en une rencontre peut surgir un mot nouveau, un signifiant-maître nouveau. Serait-ce un discours qui ne serait pas asservit à la passion d'ignorance, car soutenu du lieu même de cette inquiétude dont Philippe Bouret nous a transmis la formule : « Comment savoir qui parle de moi quand je parle et que tu m’écoutes ? » La publication de ces entretiens est alors un recours essentiel, non pour la prétention de se faire écrivain, mais pour assumer son choix de chercheur : « faire » savoir et « faire savoir ».

    Nicole Treglia ouvre la deuxième partie en évoquant la « reprise » en couture, reprise qui demeure toujours visible et ne saurait prétendre effacer la blessure du tissu.  Elle insiste sur l’hommage de Lacan envers Marguerite Duras : « Elle sait sans moi ce que j’enseigne. », et note comment s’appuyer sur ses textes permet de rendre vivante la théorie lacanienne. De même, sur la nécessité de soutenir une pratique déliée de l’utilité directe et de son impératif de joindre la parole et le faire, et de ne pas faire de l’intention son outil de travail. Conditions pour que de la création et de l’invention soient possibles.

    « Faire » savoir et « faire savoir », avec une ténacité sans cesse mise à l’épreuve, est ce que Louise L. Lambrichs est venue faire entendre en faisant part de sa recherche et de ses découvertes sur les massacres de masse au moment de la dislocation de la Yougoslavie, et la complicité active et avérée du gouvernement français, parmi d’autres gouvernements, et des organismes internationaux comme le TPY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie). En conséquence de quoi ses « tentatives de clarification » se sont heurtées à la connivence qui s’est imposée dans le monde des gouvernants actuels, et si reconnaissance a pu lui être accordée pour la valeur indubitable de son travail, c’est dans des conditions telles qu’il ne saurait avoir aucune conséquence politique. D’où l’épreuve d’une solitude particulière : « comme si j’étais le seul auteur de ce que j’avais entendu dire !» 

    Cette recherche ouvre une question éthique majeure : assumer de savoir que toute organisation sociale structurée par des rapports de domination et la division politique alors nécessaire, que toute organisation sociale de ce type implique la pratique du massacre de masse, massacre d’être parlants, donc massacre des corps et massacres des langues ; massacres décidés et mis en œuvre par des gouvernants, massacres qui font donc l’objet d’un travail de refoulement, de déni, et d’effacement (désaveu) qui en conditionne la répétition. Contre ceux qui tiennent à le « faire savoir », les gouvernants ont souvent recours aux diverses techniques de répression, mais aussi à celles qui visent à ce que le discours de « clarification » soit sans conséquence, en tout cas dans la sphère publique qui les intéresse.

    Autre modalité de « faire savoir », la poésie. Marie-Philippe Deloche a créé une maison d’édition afin de publier les textes et poèmes de ceux qui inventent des socialités nouvelles là où la socialité dite normale s’avère invivable. Inventant ainsi des nouages singuliers de la poétique et de la politique dans « un esprit d’ouverture et d’incertitude ». L’écriture et la lecture des textes confrontent chacun non seulement à la question « d’écouter l’autre, mais d’être audible ». Et si l’accueil des textes se réalise selon un principe d’inconditionnalité : pas de jugement, il n’en reste pas moins que l’édition implique que la publication ne soit pas sans conditions, et nécessite une critique délicate des textes. Et la pratique d’éditrice implique aussi de ne pas se cantonner au recueil de textes et de savoir solliciter des contributions, cultivant ainsi une écriture ouverte à l’autre, mais encore, soulignant l’intérêt qu’il en aille d’un bien-vouloir singulièrement décidé de répondre à une invitation à prendre part. Se faire auteur relève ainsi d’une autorisation que les uns et les autres se donnent, « une flamme qui se propage au un par un », et l’édition se fait « passeur de folie tempérée » passeur de « quelque chose de ces voix bâillonnées », et chacun « en revient un peu modifié ».

    En conclusion, Delia Steinmann reviendra sur l’ignorance, passion au cœur de l’idéalisation qui en est moyen et satisfaction. En effet, tout idéal, s’il magnifie certains, exige l’assignation d’autres au statut de déchet. Et si le fascisme est le régime politique qui y excelle, alors il serait juste de dire que nul ne peut assurer en être à jamais vacciné. D’où l’importance majeure d’instaurer des conditions de rencontre étayées par une éthique d’auteur.

    François-Xavier FENEROL

     

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    Politique et création : qu'apporte une recherche psychanalytique ?

    Interventions de Philippe Bouret, Louise L. Lambrichs, Marie-Philippe Deloche

    Rien d'évident pour moi que de rédiger un écho et puis une orientation « oublier pour ne travailler qu'avec les restes » et à la fin de la matinée un sérieux désir d'écrire. Le premier mot qui m'est venu est que je me sentais « inspirée » mais à le dire à voix haute je l'ai d'emblée su inapproprié. Laisser un peu de temps pour que le passage par « le tamis » se fasse.

    Le souvenir récent d'un documentaire sur Jean Cocteau, une phrase de sa plume « la poésie ne résulte pas d'une inspiration mais d'une expiration [...]», deux rêves dans la nuit qui a suivi et me voilà attablée en ce jour d'élections européennes.

    Dans le premier rêve, un interdit mortifère est bravé, dans le second une condamnation de l'Autre maternel s'est allégée voire l'indulgence a trouvé sa place. Libre. Un peu plus. C'est sur ce point, cette autorisation, que cette matinée a fait événement pour moi.

     

    « La paix n'est pas le calme », chacun des intervenants, avec son style, nous a raconté son histoire singulière, tissée à partir de sa curiosité pour les histoires singulières d'autres, de son accueil pour les dires inédits ; histoire mouvementée soutenue par un désir de savoir et aussi de faire savoir, tels des « passeurs » et ce, toujours dans un effort de bien dire.

     

    Actes analytiques « hors la cure », « rencontres avec des personnes qui ne partagent pas la même langue mais parlent le même langage », « moments féconds d'édition » balisent leurs aventures et leurs témoignages ont rendu compte de ce qu'une recherche psychanalytique peut apporter dans la cité : une conversation qui ouvre à la possibilité d'entendre ce qui ne veut pas se dire.

     

    Virginie Fara